Nous sommes en janvier 1954. Lacan, dans cette Introduction aux commentaires sur les écrits de Freud, commence par une demande de participation, de contribution. Il demande « le maximum ». Il est d’emblée exigeant, et indique que l’implication à ce séminaire doit être partie prenante d’une « mise en cause de toute notre activité ».
(p.18) Si vous n’y venez pas pour mettre en cause toute votre activité, je ne vois pas pourquoi vous êtes ici.
Et il questionne ceux qui ne sentiraient pas le sens de cette tâche, avec l’idée sous-jacente de se détacher du groupe (de psychanalyse).
L’idée est d’aborder la méthode psychanalytique. ce qu’on appelle : « les écrits techniques » rédigés entre 1904 et 1919 par Freud. Lacan explique que cette forme d’écrit permet :
- La mise en garde du praticien inexpérimenté
- L’évitement de confusions sur la pratique de cette « méthode ».
Par ailleurs, il indique que plusieurs notions fondamentales y sont expliquées et permettent de voir le progrès de l’élaboration de la pratique :
- la notion de résistance
- la fonction du transfert et mode d’action ou d’intervention au cours du transfert
- le rôle essentiel de la névrose de transfert
Lacan indique que ce groupement d’écrits a une unité, qui est celle de la pensée de Freud à ce moment-là, c’est-à-dire à une étape qu’il qualifie d’intermédiaire, par rapport à l’expérience germinale de Freud.
Pourquoi « intermédiaire » ? Parce qu’elle précède l’élaboration de la théorie structurale.
Lacan indique qu’il est erroné de penser que ces écrits tiennent leur unité du fait que Freud y parle de « technique », car Freud a toujours parlé de technique, comme par exemple dans les Etudes sur l’Hystérie, ou encore dans La science des rêves. Il se justifie sur le fait de n’avoir d’ailleurs pas choisi ce texte-là. Enfin, il cite un texte de 1934, très important sur la technique : Analyse terminable et interminable (cf. Résultats, idées, problèmes Tome II p.231).
Lacan aborde ensuite la personnalité de Freud, qui apparaît de façon surprenante, et simple, directe, franche, dans ces écrits. Il montre que Freud est en train de réfléchir sur son instrument de travail, à savoir les règles pratiques à observer.
La liberté de ton employée par Freud lors de la formalisation de ces règles techniques, est rien qu’à elle seule un enseignement en soi, dit Lacan. (Il parle par exemple de la salubrité et de l’aspect libérant de cette parole). Lacan dit alors :
(p.21) Rien qui montre mieux que la véritable question est ailleurs.
De quoi s’agit-il ici ? pouvons-nous nous demander, et quelle est cette question véritable ?
Lacan nous fait ensuite découvrir une autre face de la personnalité de Freud :
(p.21) C’est le caractère souffrant de sa personnalité, le sentiment qu’il a de la nécessité de l’autorité, […].
Il évoque la « dépréciation fondamentale » que Freud montre à l’égard des « enseignés », ceux qui l’écoutent, et le suivent. (ce terme d’écoute n’est pas choisi au hasard).
Il dit même :
(p.21) Je crois même, vous le verrez, qu’on trouve chez lui une dépréciation toute particulière de la matière humaine [du] monde contemporain
Cette observation permet à Lacan d’expliquer pourquoi Freud s’est placé en position d’autorité ; il croyait assurer ainsi l’avenir de l’analyse. Ceci explique aussi le côté impératif
(p.22) [..] impératif dans la façon dont il a laissé s’organiser autour de lui la transmission de son enseignement.
Lacan abrège ensuite cet « aperçu sur l’aspect historique de l’ACTION et de la PRESENCE de Freud » (de ce qui peut nous être révélé au travers de cette lecture de Freud), et dit qu’on ne va pas se limiter à cela, parce que cela serait inopérant ! Il revient alors à la question principale :
(p.22) Qu’est-ce que nous faisons quand nous faisons de l’analyse ?
et décide de partir de l’actualité de la technique analytique, à savoir ce qui se dit, ce qui se pense, ce qui se conçoit, et ce qui se pratique. Il qualifie cette actualité de la technique, en parlant de « confusion la plus radicale », car les idées des uns et des autres sont variées, et qu’il n’y a pas d’idées identiques, pas d’unité, et même indique t-il, si nous comparions les conceptions les plus extrêmes des uns aux conceptions les plus extrêmes des autres, nous aboutirions à des « formulations rigoureusement contradictoires » (p.22-23) . Chacun, dans ce méli-mélo très sérieux sur les résultats thérapeutiques et les procédés thérapeutiques, se contente de se raccrocher de façon parcellaire à la théorie de Freud, et c’est cela qui fait office de fil rouge, un fil rouge en bien mauvais état, mais qui a le mérite d’exister cependant.
On pourrait dire que ce fil rouge théorico-clinique freudien se situe toujours au sein d’un rapport inter-humain, qui s’appelle la psychanalyse, nous dit Lacan :
(p.23) C’est par l’intermédiaire du langage freudien qu’un échange est maintenu entre des praticiens qui se font manifestement des conceptions assez différentes de leur action thérapeutique, et, qui plus est, de la forme générale de ce rapport inter-humain qui s’appelle la psychanalyse.
Les doctrines modernes se sont engagées à élaborer la notion du rapport de l’analyste et de l’analysé. Lacan cite BALINT, qui utilise un terme emprunté à RICKMAN (qu’il semble intéressant de lire au vu de ce qu’en dit Lacan, à savoir :
(p.23) Rickman, une des rares personnes qui ait eu un petit peu d’originalité théorique dans le milieu des analystes depuis la mort de Freud
Le terme formulé par RICKMAN est celui d’une two-bodie’s psychology, formule autour de laquelle on peut regrouper les études sur :
- la relation d’objet
- l’importance du contre-transfert
- un certain nombre de termes parmi lesquels le fantasme est au premier plan, ceci incluant l’inter-réaction imaginaire entre l’analysé et l’analyste.
Cette voie choisie et empruntée, la two-bodie’s psychology permet-elle de bien situer les problèmes ? Bonne question… à laquelle Lacan répond : d’un côté oui, d’un côté non !!! Il est donc nécessaire d’aller au delà de cette voie, et d’en explorer d’autres.
(p.24) Est-ce assez de dire qu’il s’agit d’un rapport entre deux individus ?
nous demande Lacan, qui évoque immédiatement des « impasses actuelles » sur la théorisation de la technique. Lacan nous indique à ce moment-là qu’il ne peut nous en dire plus pour le moment, mais il évoque quand même la question de la tiercéité, pour laquelle il laisse entendre qu’il l’a déjà abordée au cours de son séminaire. Il donne alors une indication cruciale sur cette tiercéité : Entre les deux humains, il y a la parole, et cette parole doit être prise comme point central de perspective. Cette parole EST le TIERS.
Ainsi, l’expérience analytique doit se formuler dans un rapport à trois, triadique, et non une relation à deux.
Cependant, il ne s’agit pas de tout exprimer sous le sceau de ce rapport à trois, car nous dit Lacan :
(p.24) Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse pas en exprimer des fragments, des morceaux, des pans importants dans un autre registre.
Il nous indique ensuite qu’il y a plusieurs façons de choisir deux éléments dans cette triade, car il y a trois relations dyadiques !!
Il nous dit ensuite pour finir que :
(p.24) Ce sera (vous le verrez) une façon pratique de classer un certain nombre d’élaborations théoriques qui sont données [(il ne dit pas qui sont « faites »)] de la technique.
Puis, il part sur une voie plus concrète, nous dit-il, en évoquant l’expérience germinale de Freud, à savoir la reconstitution de l’histoire du sujet.
Evoquant les leçon tenues au trimestre précédent, il dit que Freud part à chaque fois, pour chaque cas, du singulier du sujet.
(p.25) Le progrès de Freud, sa découverte, est dans la façon de prendre un cas dans sa singularité.
PRENDRE LE CAS DANS SA SINGULARITE, c’est-à-dire ? nous questionne Lacan, qui nous donne rapidement la réponse : l’élément essentiel, constitutif, structural du progrès analytique est la reconstitution complète de l’histoire du sujet.
(p.25) […] c’est la reconstitution complète de l’histoire du sujet qui est l’élément essentiel, constitutif, structural, du progrès analytique.
Si on se place du point de vue de Freud, et qu’on le dit autrement, cela signifie que :
(p.25) l’intérêt, le fondement, la dimension propre de l’analyse est la réintégration par le sujet de son histoire jusqu’à ses dernières limites sensibles, c’est-à-dire jusqu’à une dimension qui dépasse de beaucoup les limites individuelles.
On peut se demander ici ce que signifie « limites sensibles ». Pour moi, ce sont les choses que le sujet peut sentir, ce dont il peut soutirer de sa propre histoire, de son corps, de ses souvenirs. Ce qu’il peut extraire de lui-même.
Lacan nous indique que la dimension de « réintégration par le sujet de son histoire » se révèle dans les textes de Freud grâce à l’accent mis par Freud dans chaque cas sur des points essentiels à conquérir par la technique. Et il nous met en garde ici : cet accent mis par Freud n’est pas seulement un accent mis sur le passé, comme on pourrait le penser au premier abord, car l’histoire n’est pas le passé : l’histoire est le vécu passé historisé dans le présent. Et cette historisation n’existe que parce qu’il y a présence d’un vécu passé.
Ceci, à mon sens, pose d’ailleurs la question des êtres confrontés à une absence de vécu passé, un vide de vécu passé, un blanc, qui ne permet donc pas une historisation.
Lacan évoque l’article de Freud : Constructions dans l’analyse (Konstruktionen in der Analyse, 1934), où Freud parle de ce problème qu’est l’histoire du sujet.
Puis il nous dit que :
(p.25) le chemin de la restitution de l’histoire du sujet prend la forme d’une recherche de la restitution du passé. Cette restitution est à considérer comme le point de mire visé par les voies de la technique.
Selon Lacan, la restitution du passé est restée jusqu’à la fin au premier plan des préoccupations de Freud, même lorsqu’il développe le point de vue structurel avec la notion des trois instances, et en disant cela Lacan nous évoque même une quatrième instance, laquelle ? Est-ce le temps ???
(p.26) Sur la restitution du passé, Freud met et remet toujours l’accent, même lorsque, avec la notion des trois instances – vous verrez qu’on peut même dire quatre – il donne au point de vue structurel un développement considérable, favorisant par là une certaine orientation qui va de plus en plus à se centrer sur la relation analytique dans le présent, sur la séance dans son actualité même, entre les quatre murs de l’analyse.
Ce que j’en comprend, c’est que le point de vue structurel se centre sur la relation analytique de l’ici et maintenant, sur la séance dans son actualité même.
Ce qu’il faut par ailleurs bien retenir ici, c’est que le thème de la restitution du passé est un thème PIVOT. Et Lacan donne l’exemple du fameux cas de l’Homme aux Loups, un patient de Freud. La question qui se pose pour l’analyste est donc : quelle est la valeur de ce qui est reconstruit du passé du sujet ?
Il faut bien comprendre, comme Freud l’a compris, que « le fait que le sujet se remémore les évènements formateurs de son existence, n’est pas en soi-même le plus important : ce qui compte, c’est ce qu’il en reconstruit ». (p.27)
Lacan donne l’exemple des rêves, qui sont une façon de se souvenir avec une reconstruction. Idem pour les souvenirs-écrans ; ils sont un représentant satisfaisant, une reconstruction. SATISFAISANT ? oui, parce que si on les élabore, alors ils nous donnent l’équivalent de ce que nous cherchons.
L’analyse est donc une lecture qualifiée, expérimentée d’un cryptogramme exprimé verbalement et émotionnellement par le sujet. Ce cryptogramme est ce que le sujet possède actuellement dans sa conscience, à propos de lui-même, mais aussi de tout, c’est-à-dire l’ensemble de son système. L’analyse est donc une sorte de prisme, au travers duquel on va pouvoir lire. Quelle est la place ici des souvenirs-écrans ? Du lien avec le fantasme ?
Lacan appelle cette face des choses la « face de la reviviscence ». Ceci me fait penser à la catharsis.
Lacan nous dit que lors de la restitution du passé (qui permet la restitution de l’intégralité du sujet), l’accent porte toujours plus sur la face de la reconstruction que sur la face de la reviviscence.
Le revécu exact n’est pas l’essentiel, indique Freud de façon formelle : l’essentiel est la RECONSTRUCTION. Lacan met l’accent sur cet essentiel indiqué par Freud, en disant :
(p.27-28) Il y a là quelque chose de tout-à-fait remarquable, et qui serait paradoxal, si pour y accéder, nous n’avions la perception du sens que cela peut prendre dans le registre de la parole.
En quoi le fait que l’essentiel soit la reconstruction serait paradoxal ? peut-on se demander.
[Suite de l’article à venir…]